En 2017, une société cède le seul bien immobilier qu’elle détient. L’année suivante, ses associés décident de distribuer la majeure partie du bénéfice sous forme de dividendes à l’usufruitier et d’affecter le solde au report à nouveau. Un des associés qui détenait des parts à la fois en pleine propriété et en nue-propriété assigne la société et les associés en justice afin de récupérer le montant perçu par l’usufruitier. Il demande la dissolution de la société, l’extinction de l’usufruit des parts dont il est nu-propriétaire, la restitution du dividende perçu à la société civile, l’annulation des résolutions de l’assemblée générale en invoquant un abus de jouissance de la part de l’usufruitier. La Cour d’appel rejetant une partie de ses demandes, il se pourvoit en cassation.
Avant de développer l’apport de cet arrêt, il convient tout d’abord de rappeler les grands principes relatifs au démembrement des titres d’une société civile.
Quels sont les droits du nu-propriétaire et de l’usufruitier lorsque les parts de la SCI sont démembrés ?
Les parts sociales d’une société civile immobilière peuvent faire l’objet d’un démembrement de propriété(2). Pour rappel, depuis un avis de la Cour de cassation de 2021(3), l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé, or cette qualité confère de nombreux droits. Pour cette raison il est important qu’il conserve a minima une part en pleine propriété.
Dans le cadre d’un démembrement de parts de SCI, l’usufruitier détient le droit de vote sur l’affectation des résultats ; le nu-propriétaire ayant quant à lui le droit de vote sur toutes autres décisions. Il est possible d’y déroger par le biais des statuts, la répartition s’effectue alors conformément aux règles qui y sont définies. En cas de résultat excédentaire, la société peut décider de distribuer le bénéfice, la mise en réserve ou le report à nouveau.
Concernant les droits pécuniaires, le bénéfice distribué (et non distribuable) appartient à l’usufruitier en pleine propriété puisqu’il bénéficie d’un droit aux fruits. Nombreux sont les auteurs qui considèrent que ce dernier peut prétendre au bénéfice distribué qu’il provienne du résultat courant ou d’opérations exceptionnelles. En revanche, il est important de distinguer si ce bénéfice est prélevé sur celui de l’exercice ou sur les réserves de la SCI. En effet, selon la provenance, l’attributaire et les droits exercés sur la somme distribuée seront différents(4).
Par conséquent, les intérêts du nu-propriétaire et de l’usufruitier sont divergents lors de l’affectation du bénéfice. Ainsi, l’usufruitier peut préférer une distribution massive alors qu’il sera plus opportun pour le nu-propriétaire de décider d’affecter le bénéfice au poste de réserves valorisant mécaniquement la valeur de ses droits.
Concernant les réserves, la jurisprudence considère que la somme distribuée ne constitue pas un fruit mais un accroissement du capital social. Cette position résulte du fait que la mise en réserve du bénéfice en modifierait sa nature. En effet, l’affectation des dividendes à ce poste viendrait accroître le capital social ce qui leur fait perdre leur caractère de « fruits ». Les réserves ne sont donc pas attribuées à l'usufruitier en pleine propriété, contrairement aux bénéfices. Cette position résulte notamment de plusieurs arrêts des chambres commerciale et civile de la Cour de cassation(5)
Toutefois, ces deux chambres s’opposent sur le bénéficiaire de ses réserves. La chambre commerciale considère que ces dernières appartenaient aussi bien au nu-propriétaire qu'à l'usufruitier. En pratique, cela signifie que les bénéfices distribués provenant de réserves sont attribués à l'usufruitier sous la forme d’une somme d’argent et que son droit d’usufruit s’exerce par conséquent en quasi-usufruit (le nu-propriétaire ayant droit en contrepartie à une créance de restitution à hauteur du montant distribué). La 1ère chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt de 2016, estimait quant à elle que seul le nu-propriétaire avait droit aux réserves distribuées considérant que ces derniers « constituaient un accroissement de l’actif social ». Les deux chambres n’avaient donc pas la même position.
Le doute persistait….
Les apports de l’arrêt du 19 septembre Cass. civ 3ème
Mais voilà, la 3ème chambre civile a dû statuer sur cette affaire en apportant des précisions quant à la distribution d’un dividende sans en qualifier la nature.
La Cour, en reprenant les arguments de la chambre commerciale de 2015, décide que
les dividendes issus du produit de cession de l’ensemble des actifs immobiliers d’une SCI doivent revenir aux nus-propriétaires, tout en conservant le droit de jouissance de l’usufruitier.
Les dividendes sont donc versés à l’usufruitier sous la forme d’un quasi-usufruit, à défaut de convention contraire.
Elle motive sa solution par une nouvelle approche de l’atteinte à la substance des droits sociaux. En effet, elle précise « la distribution, sous forme de dividendes, du produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d’une société civile immobilière affecte la substance des parts sociales grevées d’usufruit en ce qu’elle compromet la poursuite de l’objet social et l’accomplissement du but poursuivi par les associés ».
A la suite de la cession du seul actif, la poursuite de l’objet social serait compromise. La distribution de plus de 80% du résultat doit pouvoir ainsi bénéficier à l’ensemble des titulaires des droits sociaux et non aux seuls usufruitiers. L’enjeu ici était de taille car le produit de la cession représentait plusieurs millions d’euros.
Nous pouvons cependant nous interroger sur la solution qui serait retenue en cas de cession d’une partie des actifs ? La décision de la Cour de cassation est heureuse car l’usufruitier devenu quasi-usufruitier pourra profiter pleinement des sommes reçues, il pourra en jouir librement. Il devra toutefois s’assurer de conserver dans son patrimoine des biens d’une valeur équivalente afin que le nu-propriétaire titulaire d’une créance puisse faire valoir cette dernière au terme du démembrement. La rédaction d’une convention de quasi-usufruit est par ailleurs indispensable pour la traçabilité et déductibilité fiscale de la créance par le nu-propriétaire. Enfin, la convention peut permettre la mise en place de garanties en faveur de ce dernier notamment s’il pressent que le quasi-usufruitier pourrait faire preuve de prodigalité.
Rappelons enfin, que les parties peuvent librement déterminer dans les statuts la question de l’attribution des bénéfices, en particulier en présence de parts sociales démembrées. Il pourrait être envisagé une répartition de la somme distribuée entre usufruitier et nu-propriétaire ou un remploi de la somme sur un nouveau bien conservant ainsi le démembrement de propriété.
Il convient que cela soit étudié de façon systématique afin d’éviter un risque de contentieux…
Article achevé de rédiger le 28 novembre 2024 par Aurélie Porge et Catherine Cochard, analystes patrimoniaux LCL Grand Paris Nord et Ouest.
(1) Cass.civ. 3ème, 19 sept 2024, n° 22-18.687
(2) L’article 544 du Code civil définit le droit de propriété comme étant l’addition du droit de jouir du bien et du droit d’en disposer. Ce droit peut faire l’objet d’un démembrement en dissociant l’usufruit et la nue-propriété.
(3) Cass.com, avis, 1er dec.2021, n°20 – 15164.
(4) Le choix de la constitution d’une SCI implique également la tenue d’une comptabilité. Celle-ci, notamment d’une SCI soumise à l’impôt sur le revenu, est souvent délaissée voire oubliée des gérants et associés. Toutefois, les articles 1855 et 1856 du Code civil ne permettent pas de s’affranchir de ces obligations comptables.
(5) Cass. com., 27 mai 2015 n°14-16246 et Cass.civ 1, 22 juin 2016, n°15-19.471